Soft Machine – The Soft Machine

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Édition : CD, Big Beat – 1989

Style : Rock Psychédélique, Progressif, Jazz

Note : ★★★★½

Attention : disque majeur !

Ce premier album de la Machine Molle (merci à William S. Burroughs pour avoir inspiré le nom du groupe) sera une véritable matrice par laquelle naitra un courant musical hyper important dans l’histoire du prog et du jazz-rock : le Canterbury. Pourquoi ce nom ? Parce que c’est celui du quartier londonien d’où sont originaires les mecs de Soft Machine et de Caravan (autre groupe majeur rattaché au style). D’autres groupes et artistes britanniques s’inspireront de ce qu’on appellera « L’école de Canterbury », comme Egg, Nucleus, Khan, National Health, Camel et Henry Cow. Ces derniers érigeront d’ailleurs les fondations d’un autre style (inspiré du Canterbury) : Le Rock in Opposition… mais c’est une histoire pour une autre chronique ça 🙂

Le Canterbury sera d’ailleurs exporté un peu partout. Du côté des Pays-Bas, il y a eu Supersister et Ekseption. Chez les Français, il y a les très rigolos Moving Gelatine Plates. Les Italiens ne sont pas en reste avec deux groupes assez exceptionnels : Picchio dal Pozzo et Area. Les Américains ont eu les Muffins. On retrouve même un groupe de Canterbury assez tardif (fin 80s) au Japon : Mr. Sirius!

Et on ne peut passer sous silence le plus important exemple hors-UK : Gong. Ce groupe fut créé en France par l’Australien Daevid Allen, qui était alors membre de Soft Machine ! Ce dernier tentait de rejoindre le Royaume-Uni (pour réintégrer le groupe) après un séjour sur le vieux continent… mais son passeport n’était pas valide alors il demeura en France et fonda sa propre « version » du groupe (bien différente, ceci dit). Je me demande parfois à quoi aurait ressemblé un univers sans Gong mais avec un Soft Machine influencé par les idées et concepts de Allen le déluré 😉

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Le groupe à ses débuts… alors que Daevid Allen était encore de la partie

Je vous donne tous ces noms mais le Canterbury, ça sonne comment exactement ? Et bien, comme une tonne de choses en fait… Un peu comme avec le Rock Progressif (dont le Canterbury est un sous-genre ou plutôt une sous-scène), c’est assez vaste. Les groupes ne se ressemblent pas tous et certains sont même très différents les uns des autres au niveau de la musique. Les points de ressemblances sont les suivants : une étrangeté loufoque (habillement, thèmes abordés), un côté psychédélique fort prononcé, des paroles obscures et/ou délirantes (le dadaïsme et le surréalisme sont deux influences majeures) et des pièces qui mélangent à merveille des passages jazz improvisés à des moments ouvertement pop et accessibles.

Bref, la minute historique maintenant passée, qu’en est-il de ce disque-genèse du Canterbury ?

Et bien, il est moins ouvertement jazzy que ce qui suivra. C’est avant tout un redoutable disque de rock-pop psychédélique fortement influencé de la scène beat. C’est aussi un grand condensé de bonheur et aisément un des disques les plus diablement joyeux de ma collection. Impossible ne pas avoir un gros sourire de défoncé sur la tronche à l’écoute ! On est ici à mi-chemin entre les berceuses acides du Pink Floyd mouture Barrett, de la pop psychédélique des Byrds et du rock des Doors ; mais en beaucoup plus aventureux et avec une plus grande maitrise technique.

Après le départ non prévu de Allen, le groupe est maintenant un trio dont chaque membre a son style et sa personnalité propre. Il y a le légendaire Robert Wyatt, chanteur à la voix résolument unique (reconnaissable en une nanoseconde) et batteur fortement inspiré par le be-bop et le hard-bop. Il y a le guitariste/bassiste fantaisiste Kevin Ayers, un peu le Syd Barrett du groupe et celui qui donne au disque ce côté « berceuses lysergiques pour enfants pas sages ». Et pour finir, l’impérial Mike Ratledge aux claviers, l’éminence sombre du groupe qui aime bien expérimenter/improviser à fond avec ses joujoux électriques.

Les titres s’enchaînent sans interruption, ce qui fait que l’album se sépare en deux longs mouvements composés chacun de petites piécettes dadaïstes, de ritournelles hallucinogènes et d’envolées flamboyantes d’acid-rock semi-improvisé. La batterie est particulièrement orgiaque à travers tout le disque. Gros coup de coeur perso pour « So Boot If at All », la pièce de résistance du disque (7 min et demie) où les inclinaisons futures du groupe transparaissent le plus (c’est jazzy-licieux). Et je suis aussi un fan fini de « We dit it again » qui sonne très Gong avec son côté hypnotique-répétitif-cyclique. Est-ce qu’Ayers a volé cette compo à Allen 😉 ?

Vraiment un excellent disque de rock/pop psychédélique et une oeuvre historique dans l’élaboration d’un genre (avec le premier Caravan). J’ai longuement hésite à lui mettre la note maximale… mais finalement, je me garde une petite gêne parce que la suite est encore plus remarquable. Cependant, c’est un album à posséder d’urgence pour tout fan de musique psychédélique et/ou de prog !

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Ben Frost – By The Throat

ben-frost_by-the-throatAnnée de parution : 2009

Édition : CD, Bedroom Community – 2009

Style : Dark Ambient, Musique Électronique, Post-Industriel, Drone, Noise, Musique de chambre

Note : ★★★★

« Écoutez-les ! Les enfants de la nuit… En font-ils une musique ! »… Telles sont les paroles que notre bon ami Dracula emprunte pour rendre hommage aux hurlements nocturnes des loups (dans l’excellent bouquin de Bram Stoker). Dans toutes les cultures où il préfigure, ce noble canidé est source de fascination pour l’homme. Il est ancré au coeur même de la mythologie (voir les religions nordiques et leurs Dieux-loups), de la littérature et des arts en général… mais aussi les peurs et les fantasmes collectifs. Le loup est souvent source d’horreur – le messager ou serviteur des ténèbres…

Tout comme le comte Drac, Benoit Frosté semble partager cette appréciation pour ces prédateurs sans pitié. L’homme qui nous provient du froid (de l’Islande plus précisément) joue sur cet aspect sinistre du loup à travers ce By The Throat aussi somptueux que glaçant. Par dessus une musique faîte toute en tension soutenue, à mi-chemin entre le techno minimal, l’ambient, l’industriel et les trames sonores de Badalamenti (référence devant l’éternel), Ben Frost laisse déferler sa propre meute transgénique de loups électriques hurlant majestueusement dans une nuit sans fin. À l’aide de milles et un bidouillages et samples, il ré-assemble le loup électroniquement : son chant nocturne, ses grognements bestiaux, ses pas dans la neige, sa rapidité alors qu’il fonce sur une proie, sa férocité sans borgne lorsqu’il la déchire, sa violence sauvage et dénuée de sentiment. Le résultat : un album foutrement original et inquiétant – une musique qui veut te sauter à la gorge à tout moment… qui t’ensorcèle et t’oppresse en même temps, à la fois glaciale, vorace, minimale, orchestrée, énigmatique, nostalgique et cinématographique.ben-frost2

John Coltrane – Blue Train

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Édition : CD, Blue Note – 1997

Style : Jazz, Hard-Bop

Note : ★★★★½

Il faut bien commencer quelque part avec les géants de la musique qui ont des discographies titanesques et exhaustives. De mon côté, j’ai débuté mes « coltraneries » avec ce Blue Train, seul disque studio du grand John enregistré pour la célèbre étiquette Blue Note records.  J’avais commandé ce CD en 2000-2001 (sur le défunt club Columbia, never FORGET !) alors que je commençais à peine à m’initier au Jazz. J’avais déjà les deux pieds dans la disco de Miles Davis (encore plus exhaustive celle-là ; mais pas moins géniale) et je trouvais le saxophoniste vraiment débilement bon. Il était temps que je me frotte à ce que Coltrane pouvait faire comme leader au sein d’un groupe. Heureusement, on peut difficilement faire un meilleur choix que de commencer avec ce petit bijou de Hard-Bop !

Blue Train est le premier véritable album de la carrière perso de John. En fait, outre ses contributions légendaires au sein du premier quintet de Miles, il avait aussi enregistré des trucs parus sous son nom mais les conditions étaient moches (musiciens imposés) et le coeur n’y était pas. Ces sessions étaient surtout alimentaires… si on peut considérer l’alcool et l’héroïne comme partie intégrante du guide alimentaire américain de l’époque… Ce train d’azur serait donc le premier grand « statement » de Coltrane en temps que chef de meute. Toutes les compositions sont de lui (à part une très belle reprise de la ballade « I’m Old Fashioned ») et il a choisi personnellement tous les musiciens de session. À côté de John au sax ténor, on y retrouve les expérimentés Kenny Drew (piano) et Philly Joe Jones (batterie) ainsi que des petits jeunots pas piqués des vers : Lee Morgan (trompette), Curtis Fuller (trombone) et Paul Chambers (basse). Un line-up de feu composé de musiciens solides en crissss. Là-dessus, on peut dire que Coltrane s’est inspiré du modus operandi de son compère Miles Davis, qui savait s’entourer des meilleurs et les encourager à se dépasser et à prendre le plus de place possible.

Le disque débute par la pièce-titre. Raaaah, cette intro ! Du tout bon. Le mood est très proto Kind of Blue. Nocturne, brumeux, clope à la gueule, film noir. Rapidement, on part sur un solo de Coltrane pétrifiant de bonheur.  La maitrise de ce mec est bluffante. Et dire qu’il n’est qu’au début de l’élaboration de son vocabulaire sonore (on est encore bien loin de la période Impulse!). John est ensuite relayé par un Lee Morgan en pleine possession de ses moyens (alors qu’il n’a alors que 19 ans !). S’ensuit un solo de trombone très inspiré de son acolyte Curtis Fuller. Le bluesy Kenny Drew vient colorer la musique d’une remarquable façon (bleu foncé, comme il se doit). La section rythmique est une assise véloce à travers tout cela. Grand titre que voilà !

Le reste de l’album n’est pas en reste : « Moment’s Notice », « Locomotion », « I’m Old Fashioned » et surtout le titre de cloture, « Lazy Bird » (qui démarre en trombe avec la plus belle contribution de Morgan au disque) sont de grands moments de bonheur pour tout fan de jazz qui se respecte.

Un disque important qui représente l’envol de la carrière du Trane ; qui, dans les années suivantes, s’évertuera à réinventer totalement tous les codes de ce genre musical fascinant, le réinventant même pour en faire quelque chose de totalement autre (une expérience spirituelle oserais-je dire). Un MUST-HAVE pour tout mélomane !

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Broadcast – Haha Sound

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Édition : CD, Warp – 2003

Style : Dream Pop Psychédélique, Space Age Pop, Musique électronique

Note : ★★★★★

« I’ll always be here if you want to color me in » nous dit notre Trish adorée sur la pièce séraphique qui introduit ce 2ème disque officiel de Broadcast. Cette chanson nous demande poliment qu’on lui fasse une petite place dans notre vie. Et elle est patiente. Elle sait qu’elle y prendra uniquement sa place petit à petit, au fil des écoutes, au gré des années qui passent et nous changent, des joies et des peines, des expériences nouvelles… Elle nous accompagnera à travers tout cela et prendra progressivement ses teintes fantasques, magnifiques, surréalistes… Et on ne pourra plus jamais s’en passer de cette chanson magique. Douce nostalgie d’un futur qui ne s’est pas encore révélé.

Cette merveille de dream pop flottante passée, Broadcast nous assène tout de suite leur morceau le plus lourd et robotique ever. « Pendulum » est un brulot space-rock qui abrite en son sein bon lot de dissonances électriques. La rythmique est à mi-chemin entre le post-punk et le kraut-rock. Les sonorités empruntent à la musique industrielle et au no-wave (on pense presqu’à Suicide). Déjà en deux titres, Broadcast nous démontre l’expansion de leur vocabulaire sonore ahurissant. On retombe en territoire un peu plus connu avec un « Before we Begin » qui rappelle le précédent album. My Bloody Valentine passé dans le collimateur de Joe Meek. Beauté plastique de la pop 60s croisée à un prod électronique rétro-futuriste. Que c’est beau. Et pour continuer dans le resplendissant, on se tape ensuite une reprise/adaptation du thème principal du film Valerie and her Week of Wonders, chef d’oeuvre de la nouvelle vague tchèque et un des films de « genre » les plus éblouissants qui soient (c’est accessoirement un de mes 10 films préférés, tous genres confondus). On savait que le couple Keenan/Cargill avaient de bons goûts musicaux mais ce sont aussi de fins cinéphiles ! Vraiment plaisant de retrouver Broadcast dans un contexte plus folk (bien que trituré de bidouillages électro-analogiques).

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Autre beau morceau de dream pop gorgé d’échos lancinants, « Man is Not a Bird » est surtout remarquable pour sa batterie à la fois agile et aquatique. Ceci est Kraut-licious à souhait. Le petit coda nous rappelle les travaux électroniques de Delia Derbyshire et c’est évidemment exquis ! Le rêve discographique se poursuit jusqu’au petit instrumental très chargé « Black Umbrella », encore un hommage réussi à la musique de bibliothèque (j’adore cette appellation). « The Ominous Cloud » est une autre de mes chansons préférées du disque. Apesanteur céleste dans cette mer de nuages chargés d’une électricité psychotronique. « Distortion », c’est Broadcast en mode Sun Ra Arkestra. Dissonant, confus, instable, expérimental à fond ; avec ces rythmiques jazzy/avant-gardistes. Et on dirait bien que Stockhausen s’est invité à la jam-session sur la fin ! « Oh How I Miss You » est une très courte complainte dont le message est, aux dires de plusieurs, adressé à leur amie Mary Hansen, guitariste/chanteuse de Stereolab qui, lors de l’enregistrement du disque, venait de périr dans un tragique accident 😦

« The Little Bell » est une de ces berceuses énigmatiques-minimalistes dont seul Broadcast a le secret. Autre grand moment de musique qui arrive tout discrètement : « Winter Now ». Je l’écoute présentement alors que par la fenêtre j’admire la chute majestueuse d’une cohorte de flocons et je me sens tout chose… Cette pièce est pure magnificence. On dirait un de ces girls-group 60s produits par le psychopathe préféré des petits et grands (Phil « Sirop » Spector) mais au ralenti et avec encore plus de reverb. Le mur de son du refrain m’amène toujours des images de ces niveaux hivernaux dans Mario 64, pour une obscure raison. Enchanteur as Fuck. Comme à leur habitude, Broadcast nous balancent leur superbe en pleine gueule avec le dernier titre du disque : « Hawk ». Encore un mystère que cette pièce de cloture qui est aussi rêveuse que chargée. Des touches Morriconesques (les arrangements, bordel de bordel !), une rythmique hypnotique et une Trish plus désincarnée que jamais… Le genre de morceau à écouter avant d’aller se coucher (rêves étranges garantis !).


Encore une fois, Broadcast frappe très fort (mais avec toute leur douceur caractéristique). HaHa Sound est facilement un des meilleurs disques pop du 21ème siècle ; le genre d’album qui rend un hommage éloquent au passé tout en étant résolument tourné vers l’avenir. Des mélodies énormes. Des arrangements somptueux. Des chansons impérissables. Un chef d’oeuvre.

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Broadcast – The Noise Made by People

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Édition : CD, Warp – 2000

Style : Dream Pop, Space Age Pop Psychédélique

Note : ★★★★★

Premier véritable album de Broadcast ; premier chef d’oeuvre absolu. Ce disque, c’est un peu un condensé extatique de presque tout ce que j’aime en musique. La meilleure space age dream pop électro-psychédélique sixties enfumée EVER (sublimée par une prod électronique à mi-chemin entre le vintage et la modernité). Les sons de claviers les plus ensorcelants ever. Un mixing de fou. Des arrangements morriconesques. Du fuzz par ci par là. De la batterie Silver Apples-esque. Des chansons à faire baver de pâmoison jusqu’à l’étourdissement. Et comme si ce n’était pas assez : un travail remarquable sur les atmosphères fantomatiques, conférant à tout le disque cet aspect « library music » qui me chavire autant la matière crise que le coeur (qui bat très très fort pour cet album).

Ah ouais, et il ne faut JAMAIS oublier de parler de Trish. Parce que Trish, c’est mon amour secret. Ma sirène damnée. La tentatrice qui nous susurre ses secrets et ses mélancolies à l’oreille. Et tout ça avec une  impassibilité froide qui peut la faire paraître presque robotique/inhumaine à première écoute. Mais il n’en est rien… À mesure qu’on se familiarise avec Broadcast, on commence à entrevoir qu’il y a en elle un océan d’émotions confuses; prêt à déborder à tout moment. Mais elle se restreint, la Trish, gardant toujours sa prestance glacée qui convient à la musique du groupe… Bon Dieu qu’elle me manque d’ailleurs celle-là. Un départ hâtif et imprévu de l’autre côté du miroir qui observe… Elle ne chante plus dans notre monde, mais je suis convaincu qu’un autre planisphère peut se ravir de sa voix miraculeuse en ce moment même.

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« The Noise Made by People » débute avec un morceau on ne peut plus flottant. « Long Was the Year » a probablement été enregistré sur un cumulonimbus. Impossible sinon d’expliquer cette apesanteur sonore ainsi que ces perturbations climatiques. Dur de faire mieux comme intro d’album que cette incantation électrique à la fois lourde et rêveuse. On retourne ensuite sur le plancher des vaches pour un « Unchanging Window » qui est vachement film noirish. Vous vouliez du Dream Lounge nocturne ? En voici une belle rasade mes amis ! C’est aussi ténébreux que lumineux, légèrement jazzy, opiacé/endolori à souhait et il y a cette batterie paresseuse qui fait mouche. Un autre morceau que n’aurait pas renié le maestro Ennio ! Après un court (et délicieux) interlude ambiant qui aurait aisément pu figurer dans la bande son du film Carnival of Souls, nos tympans déjà enjoués s’apprêtent à faire connaissance avec une certaine forme de perfection pop… Vient « Come On Let’s Go », LA pièce par laquelle mon amour invétéré pour Broadcast a vu le jour. Que dire de plus à part le fait que cette chanson est absolument magistrale ? Je défie quiconque de l’écouter et de ne pas sentir qu’il ou elle lévite au moins juste un peu. Tout est ridiculement magique ici. Ces claviers cotonneux (atmosphériques en diable) qui surplombe le tout, ces autres synthés gialllo-licieux, cette batterie tellement euphorisante et par dessus ça ya Trish qui te demande d’aller avec elle, qui te dit qu’elle sera toujours là pour toi (fantasme suprême) et qui t’invite à oublier la superficialité de la plupart des rapports humains modernes. Comment ne pas fondre à l’écoute d’un tel morceau ? Il n’est pas rare que je me le remette 2-3 (voir 8) fois à chaque fois que j’écoute l’album.

On poursuit notre périple avec un autre des plus grandes pistes de Broadcast à mon humble avis : Echo’s Answer. Ici, pas de batterie. Que des oscillations électroniques ; une sorte de dream drone qui fait office de tapisserie sonore éthérée. Et mamzelle Keenan qui chante ce beau texte surréaliste par dessus. Autre pièce purement instrumentale, « The Tower of Our Tuning », se rapproche un peu de ce que pourrait donner le post-rock dans une forme plus psychédélique. Très très cool. L’autre single du disque, « Papercuts », est presque aussi bonne que « Come On Let’s Go », ce qui n’est pas peu dire. Souvenirs sepia-jazzy d’une relation (amitié ou amour ? ce n’est pas clair) qui semble tourner au vinaigre… Les claviers sont ici plus lourds et électriquement mal calibrés, ce qui confère une noirceur un peu malsaine au tout. Le refrain est juste fabuleux, digne de sieur Bacharach à sa meilleure période (mais un Burt qui verserait plutôt dans le chamanisme). On reste dans le trouble et le dérangement avec « You Can Fall ». Ce disque commence vraiment à verser dans les ténèbres hirsutes… L’instrumentation exploite totalement ce côté « décalé », ce qui donne un aspect presqu’inquiétant au titre. On est pas loin du Electric Storm de White Noise.

On continue notre voyage au bout de la nuit avec un « Look Outside » qui se conclut sur une envolée instrumentale presque western spaghetti. Vient alors mon autre morceau préféré de l’album : Until Then. Magie. Magie. MAGIE !!! Cette espèce de complainte folk médiévale (avec sa simili-flûte entêtante à l’appui) qui se retrouve supportée à mi-chemin par une guitare FUZZ rutilante me fait presque chialer à chaque écoute. C’est le premier morceau que j’ai écouté après avoir appris la mort de Trish. Et que dire de cette finale tétanisante ? Un moment « électro-acoustique » extatique qui a de quoi surprendre l’auditeur qui pensait écouter un petit disque de downtempo sympathique.

« City in Progress » essaie de s’extirper du brouillard qui sévit depuis déjà un bon bout mais n’y parvient pas… Des passages foutraques et mécaniquement déficients viennent entrecouper le morceau d’une bien admirable façon. Et il y a aussi ces voix masculines déshumanisés (ou est-ce les claviers ?) qui sont loin d’être rassurantes. La destination finale, « Dead The Long Year », est encore moins réconfortante. C’est une sorte de jam noctambule-acide, très kraut-rock, avec cette intro/outro vraiment lugubre qu’on pourrait entendre chez Stockhausen. Je me répète mais les gens de Broadcast aiment bien nous laisser sur un morceau obtus en diable et différent de tout ce qu’ils nous ont servis jusqu’à ce moment…

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Encore une fois, je me suis suffisamment épanché (trop même, diront certains) sur ce disque. Mais le résumé de mes élucubrations c’est que « The Noise Made by People » vaut fichtrement le coup. C’est un très grand album. Cela fait bientôt 20 ans qu’il est sorti et il n’a pas vieilli d’un poil. Que tous ceux qui aiment leur pop aventureuse, psychotronique, émotive, grandiloquente, rétro-futuriste (et toutes ces belles choses) ne passent pas à côté de ce disque et de ce groupe, aisément un des plus sous-estimés de l’histoire.

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Broadcast – Work and Non Work

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Édition : Vinyle, Warp – 2015

Style : Dream Pop, Space Age Pop Psychédélique, Trip-Hop, Électro-pop, United States of America worship (le groupe, pas le pays).

Note : ★★★★½

Dès que je me mets un Broadcast dans le mange-disque et que les premières notes éthérées et doucereuses s’envolent dans l’éther (devenu sublimé et brumeux par l’occaz), je me sens tout chose… Mon cerveau se remémore des souvenirs vaporeux d’événements que je n’ai pas vraiment vécus… Une intense nostalgie pour un passé uchronique m’assaille tous les sens. Car quand on écoute la musique de ces Anglais amoureux d’atmosphères libidineuses et de textures ouatés, on a vaguement l’impression de se trouver à une de ces sauteries musicales dans un club illicite (car illégal) de l’Angleterre fin sixties ; plus particulièrement celle de l’univers dystopique du Maître du Haut Chateau (de Philip K. Dick, ce géant de la SF). Magnifique propriété atemporelle qu’est celle de la pop-psychée de Broadcast. Voyage dans une mer de sons familiers et qui ont pourtant cet aspect complètement « autre » (que je ne saurais mieux définir que par ce mot).

L’album présentement chroniqué n’en est pas vraiment un… C’est en fait une compilation des débuts du groupe (singles et EP). Mais la cohésion est telle que je le considère comme une oeuvre unifiée. La matière sonore de Broadcast était déjà cohérente et maitrisée à souhait dans ce ramassis d’essais merveilleux. Leurs influences multiples et vénérables (USOA, Silver Apples, White Noise, Morricone, la BBC Radiophonic Worshop, l’exotica, le yé-yé, la library music, la sunshine pop, le dream pop, le lounge, la musique électro-acoustique et les trames sonores de films de genre 60s/70s) sont déjà toutes présentes et même si le désir de rendre hommage est assez évident, ils réussissent toujours à ce que la somme de ces influences donne un tout résolument unique et personnel. Ça a toujours été la force première de ce groupe. Ça et des chansons complètement folles, elles-mêmes transpercées de parts et d’autre par ce spectre sonore analogiquement hanté. Parce que la musique de Broadcast est un fantôme. Mais un fantôme bienveillant qui possède la collection vinyle complète d’Esquivel.

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FACE A : Le disque débute avec le très downtempo « Accidentals ». Opium-musique porté par des claviers vieillots et cette prod jazzy-trip-hop un peu distante. C’est un peu comme si Victorialand des Cocteau Twins avait été enregistré en 1968 par un groupe de freak-pop, avec une prod signée Jean-Jacques Perrey et/ou Jean-Claude Vannier. Délicieuse et lascive introduction que voilà. On se tape ensuite le premier succès mineur du band, « The Book Lovers », pièce qui avait réussit à rejoindre un plus vaste public vu qu’elle figurait dans la bande son du premier Austin Powers (et ne faisait pas pâle figure à côté du génial « Incense and Peppermints » de Strawberry Alarm Clock). Ici, c’est l’opulence. Arrangements morriconesques (période lounge-giallo), cordes concupiscentes, batterie kraut, échantillonnage sonore à foison, claviers miraculés et au coeur de tout cela : la voix magnifiquement ensorcelante de Trish Keenan (une de mes chanteuses préférées de tous les temps). Une voix superbement posée, douce, juste, faussement frêle et toujours empreinte d’un profond mystère. C’est beauuuuuuu !!! Et accessoirement, cela aurait fait un foutu bon thème de James Bond ! Un petit coda très Boards of Canada (du genre « musique de fond d’un vieux documentaire sur la migration des saumons d’eau douce ») fait alors place à la géniale « Message from Home ». L’influence du grand Ennio dans sa période freak-beat-psych est encore bien présente dans le choix de l’instrumentation et ces breaks de batterie alléchants. « Phantom », c’est quand Mort Garson s’invite au studio le temps d’une berceuse instrumentale spécialement composée pour les poissons solubles (de Breton). La première moitié du disque se termine sur « We’ve Got Time » qui aurait fait un super thème d’épisode de Dr. Who ou autre film de SF obscur et nébuleux. Le travail sur les claviers est ici singulièrement réussi/inusité.

FACE B : C’est un « Living Room » entrainant et folichon qui introduit ce deuxième côté. Ce morceau plaira forcément aux fans finis de Stereolab (comme moi) vu un passage très kraut-rock au centre de la pièce. De plus, le titre me donne le goût de passer un après-midi dans le salon du couple Cargill/Keenan (à écouter des obscurités sur vinyle ou se mater des perles de la nouvelle vague tchèque). On retourne dans la langueur avec « According to no plan », piste très particulière… C’est une autre berceuse fantasmatique, obtuse, entre rêve et cauchemar, bourrée à pâmoison de claviers planants/ronronnants que n’auraient pas renier nos amis de White Noise. S’ensuit ma chanson préférée de toute la compilation : « The World Backwards ». Aaaaah, ce morceau !!! Cette basse ultra-cool, cette tapisserie sonore qui vient colorer le tout de teintes kosmiques, ce refrain enchanteur qui me fait lever tous les malins petits poils de mon entité corporelle, cette putain de voix magique (Trish, je t’aime !), ce passage très « Jaromil Jireš » où le rideau se lève et on entrevoit cet autre monde cabalistique qui n’est que le reflet diffus de notre réalité… Through the looking glass… Facilement un de mes 10 morceaux préférés du groupe. Le disque se conclut sur la bien nommée « Lights Outs ». Broadcast aime bien terminer leurs offrandes discographiques sur une énigme sonore bluffante… nous laissant errer à la frontière de cet autre univers évoqué plus haut. C’est pleinement réussi avec ce morceau de cloture divinement extra-terrestre (ces claviers, bordel !).

Bref, donc, voilà… Que ceux qui disent que cette compil est dispensable se taisent sur le champ ! De toute façon, TOUT est essentiel dans la disco de Broadcast. Et cette courte compilation est un point d’entrée idéal dans l’univers fascinant du groupe.

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Brian Eno – Another Green World

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Édition : CD, Virgin – 2004

Style : Art-Rock, Art-Pop, Prog, Ambient

Note : ★★★★★

L’art du dépouillement suprême. La folie créatrice contrôlée ; en mode zen. Le meilleur exemple de musique post-Satie qui existe. Une invitation dans cet étrange monde vert… un univers nouveau, limpide, pur, soyeux, hanté ; où chaque son respire majestueusement dans la nuit sibylline, où les contours sont pourtant familiers (Bali, l’Angleterre, le Japon, l’Amérique) mais se retrouvent sublimés pour devenir quelque chose qui est subtilement « autre », comme son nom l’indique. Des jungles bruitatives touffues où il fait bon se perdre, de petits villages autochtones bordés de montagnes brumeuses et d’océans d’émeraudes liquides, des vallées électriquement verdoyantes à perte de vue et recouvertes de pylônes chatoyants, des ponts de liane surplombant des nébuleuses en émission… La musique selon Eno est une aquarelle minimaliste où chaque détail sonore vient parfaire la toile de son créateur qui se définit lui-même comme un non-musicien et qui semble suivre des instructions créatives divines provenant de l’ancien livre chinois des transformations (ou Yi-King) ; par là je parle de ces fameuses cartes de tarot baptisées « stratégies obliques » (grand dada d’Eno) qui sont distribuées aux musiciens participant à l’enregistrement de ses albums depuis 1975 et qui contiennent des indications aussi farfelues/obtuses que « Demande à ton corps », « Fais honneur à ton erreur comme si il s’agissait d’une intention cachée » ou encore « Essaie de faire semblant! ».

C’est alité dans une chambre d’hôpital (en récupérant d’un rude accident de voiture) que Brian Eno a imaginé ce nouveau monde sonore et cette idée de musique « ambiante » qui se veut la progression de la « musique d’ameublement » élaborée par notre cher Erik Satie en 1917. En 1975 (la même année), sortira d’ailleurs un premier essai purement ambient après l’album ici chroniqué, le très doux et bien nommé « Discreet Music ». Mais avant de s’attaquer à cette mer de nuances éthérées qui ne quittera plus jamais vraiment sa musique, notre homme décide d’incorporer ces nouvelles idées dans le contexte d’un album-pop. Ainsi naît « Another Green World ». Eno s’entoure d’acolytes précieux pour aider à la gestation. Il s’agit des meilleurs musiciens de session de l’époque : Phil Collins, alors surtout connu en tant que batteur exemplaire au sein de Genesis. L’incomparable guitariste de King Crimson, le perturbé, irascible et mathématique Robert Fripp. Le violoniste dadaïste proto-punk John Cale des Velvet Underground. L’élégant bassiste fretless Percy Jones de Brand X, groupe de jazz-rock dans lequel opère aussi Collins… Tout ce beau monde entre au studio en Juillet pour enregistrement un disque comme il n’en existe aucun autre.

Ce disque, c’est une série de petits haïkus instrumentaux qui vous transpercent l’âme avec une finesse indéfinissable, ainsi que quelques chansons surréalistes, tantôt cocasses tantôt sérieuses, venant parfaire le panorama. Délicieux mystère qui survole la musique de ce disque qui n’a pas pris une ride. D’ailleurs, cela pourrait sortir demain matin que ça aurait un impact beaucoup plus grand je crois bien… Le tout débute sur les chapeaux de roue avec un « Sky Saw » délirant, empreint d’une rythmique quasi-math-rock (Phil Collins utilisé à contre-emploi) entrecoupées par des digressions guitaristiques-dissonantes-électriques de master Eno. La basse de sieur Jones est juste orgiaque. Le tout se termine par une section d’alto grisante signée John Cale, recouvrant ce curieux white-man-funk des autres muzikos… Efficacité totale de cette pièce qui se veut la frontière entre notre univers et l’autre… celui dans lequel on va basculer dès la prochaine piste. « Over Fire Island », c’est franchement unique… Ça sonne comme rien. Il n’y a que le fabuleux trio d’Eno, Collins et Jones présent sur cette pièce instrumentale. Il y a des synthétiseurs déglingués et les bandes audio triturées de Brian, la basse funk ronronnante de l’oncle Jones + le Collins en mode métronome-obsessif-compulsif. La seule comparaison que je peux faire et qui rend un tant soit peu justice à titre bien bien particulier : c’est du proto-ESG-Indonésien.

Après, on goûte à une certaine forme d’extase avec « St Elmo’s Fire ». Aaaaah, je me souviens de la première écoute de ce titre. Noël 2001 ; j’avais reçu l’album en cadeau. Vers les 2 heures du mat, après les célébrations, je m’étais allongé dans ma chambre en écoutant le disque pour la toute première fois… Ce titre m’a happé tout de suite. De un, cet espèce de piano préparée vous va droit à l’âme. De deux, cette rythmique caribéenne-fêlée avec ses percussions synthétiques scintillantes restant solidement scotchées dans le cerveau à jamais. De trois, la voix caractéristiquement emphatique de Brian qui récite un texte fastueux (« In the bluuuuuuue, August mooooon ») sur ce fond sonore abstrait. Et surtout, de quatre, le putain de tabarnak de cibolak de solo de Robert Fripp. Possiblement le meilleur solo de guitare que j’avais entendu de ma courte vie (cela le demeure je crois bien). Je me souviens d’avoir fait « repeat » 7-8 fois avant d’entamer la suite du DisK. Vraiment une des pièces musicales les plus importantes de mon passage sur Terre et qui sera dispo sur la trame sonore de mes funérailles (disponible sur Warp Records dans, je l’espère, au moins 50 ans).

Vient ensuite une de ces jungles électroniquement chargées évoquées plus haut en la forme de « In Dark Trees ». La nuit est tombée sur le paysage et on flotte à travers le brouillard confus de cette forêt d’arbres chuchotant milles secrets à nos oreilles. Mugissements de vent cosmique, rythmique synthétique imperturbable… On sort du boisé juste à temps pour apercevoir un navire (le « Big Ship ») s’envoler dans une mer de constellations réinventées… Et on se sent bien, comme si une vague de beauté pure nous traversait l’échine. Mais on se sent aussi bizarrement nostalgique… touché par cette étrange mélancolie d’un passé qui s’effrite en nous, par ces souvenirs de plus en plus distants/flous qui nous habitent. Magnifique dualité d’une musique qui peut autant faire sourire que pleurer. Dans « I’ll Come Running » plein de gaieté bon-enfant, Brian le galopin nous dit qu’il va venir attacher nos godasses l’une à l’autre. Sacré plaisantin ! Cette espèce de pépite pop bourrée d’insouciance nous ramène à certaines chinoiseries de ses albums passés… Après, on goûte aux charmes discrets de la pièce-titre, la plus courte du disque. Ce n’est qu’un court mais splendide motif répété à la desert-guitar, au piano et à l’orgue farsifa. Beau. Très beau.

Le miracle sonore se poursuit avec une exploration de la faune de cet autre monde vert. En premier, on espionne ces sombres reptiles qui habitent dans les grottes du désert translucide situé en plein cœur de la planète neuve. Eno y va de son orgue Hammond, de ses percussions péruviennes et d’une tonne d’effets surnaturels pour illustrer l’aspect on ne peut plus bigarré de ces créatures aux yeux chargées d’une luminescence biscornue. Par la suite, Les espèces poissonnières sont étudiées sur un fond de mantra japonisant avec le retour de l’orgue farsifa et ce piano préparé à la John Cage. « Golden Hours » arrive alors, autre chanson-clé de l’aquarelle. Que d’émotions à chaque écoute. Autre trio. Cette fois, c’est Eno, Robert Fripp et John Cale qui s’y collent. Piano incertain, percussions spasmodiques, guitare sub-aquatique et orgue céleste de Brian se mêlent à un autre solo de guitare apaisé/paradisiaque de Fripp et à l’alto orientalisant de Cale… Les paroles obtuses de Eno me font encore chavirer la matière grise et les tripes avec ces espèces de cadavres exquis sur le passage du temps ; le jour se transformant en nuit (faisant prémisse à la fin de l’album qui se clôt par une nuit irréelle qui « englobe tout »), la vie terrestre qui passe tellement lentement mais tellement rapidement en même temps, la temporalité subjective, l’enfance, la vie adulte, la mort… À chaque fois que je survole ces lignes, j’en sors avec une autre interprétation mais qui ne sera jamais complètement définie…

« Becalmed » est une autre piécette atmosphérique qui vous arrache le cœur solennellement, avec volupté. On inspecte ensuite un volcan au petit matin avec ce « Zawinul/Lava » qui voit le retour de nos comparses Collins et Jones mais dans un contexte tout autre, où l’apaisement prend toute la place, où les silences impressionnistes font mouche. Collins a d’ailleurs dit que de travailler sur ces sessions avec Eno lui a fait envisager la musique d’une autre manière et a été une grande source d’inspiration pour son très bon premier album solo, « Face Value », et surtout pour son plus grand tour de force « In The Air Tonight » (qui demeure une sacrée chanson). « Everything Merges With The Night », introduite par cette guitare acoustique (qu’on entend pour la première fois) et ce piano délicat, est la dernière chanson de ce disque de chevet ; un genre de requiem serein pour cet univers déjà voué à disparaître (du moins, jusqu’à la prochaine écoute). Des ondes de guitare électrique viennent se superposer avec délice sur ce long fleuve tranquille… « Spirits Drifting », ce coda instrumental fantomatique, vient clore la peinture sonore de Brian. Cet éther-liquide me bouleverse autant que la scène finale de « Fire Walk with Me » de David Lynch, avec tous ces anges qui s’envolent au dessus de la chambre rouge, scène que cette musique pourrait d’ailleurs fort bien accompagner…

Cet album est félicité séraphique. J’utilise souvent le terme « intemporel » dans mes critiques mais je crois que c’est ce disque qui mérite le plus cet adjectif. Cet album accompagne ma vie depuis 15 ans et je n’ai pas encore percé tous ses secrets. Brian Eno vous invite à plonger dans ses rêves, ses questionnements métaphysiques, son éthique musicale devenue monde… Prenez un aller-simple pour cet autre macrocosme verdâtre…

enoooo

Fusioon – Minorisa

Fusioon-minorisaAnnée de parution : 1975

Édition : Vinyle, Vinilísssimo – 2010

Style : Prog-Rock d’influence Canterbury-esque, Jazz-Rock, Prog Symphonique, Funk, Expérimental, Kraut-Rock

Note : ★★★★½

Fusioon est un groupe majeur de la scène prog ibérique ; scène musicale qui me fascine actuellement. Ceci est leur 3ème et dernier album. C’est aussi probablement leur meilleur selon bien des bonnes gens… Je crois que je vais aussi devoir bientôt m’atteler aux 2 précédents parce que d’après les extraits entendus, ils ne sont pas piqués des vers eux non plus.

Donc on est en mi-70s. Le prog est partout. En Angleterre et en Italie, bien évidemment (scènes les plus connues, vu la quantité astronomique de disques légendaires provenant de ces azimuts). Mais chaque pays vit sa petite révolution prog-jazzy-expé-psych à sa façon. Et l’Espagne n’est pas en reste avec un nombre assez impressionnant de formations oeuvrant dans le style… C’est d’abord Triana, groupe de Séville, et leur sublime disque « El Patio » (fusion prog et flamenco = bonheur absolu) qui m’a ouvert grand la porte du monde fascinant qu’est celui du prog hispanique.

Fusioon, mis à part quelques similitudes, sont dans un tout autre genre. On parle ici de Prog symphonique (tous claviers déployés) mais avec plusieurs influences bigarrées. De un, on dénote une très forte influence de la Canterbury Scene (le groupe EGG en particulier). C’est Jazz-Rock jusqu’à la moelle. De deux, ça groove sans bon sens ce truc ! La musique du quatuor vrombit de funkytude dégoulinante. La section rythmique (basse et batterie) se croit tantôt chez James Brown, tantôt chez Goblin (ou Libra). La guitare peut être émotive comme chez leurs cousins italiens PFM ou bien enflammée (façon latino-rock) comme chez Santana. Pour les synthés, c’est encore plus compliqué et fascinant… Ils sont un brin schizoïdes les bougres ! Niveau claviers/piano, on ne sait pas si on a affaire à du Zappa, du Gentle Giant, du Yes, du Miles Davis, du Crimson… voir même du Klaus Schulze (ces moments expérimentaux vers la fin du disque, flirtant langue déployée avec la musique électronique/concrète).

La Face A consiste à un long morceau-fleuve complètement génial, « Ebuscus ». Ce bijou de près de 20 minutes nous montre presque tout l’éventail sonore ébouriffant des habiles Catalans. Prog tantôt sombre, tantôt lumineux ; mais toujours biscornu et loufoque. Des claviers omniprésents mais polymorphes à souhait (tel qu’évoqué ci-haut). Des changements de direction rafraichissants à toutes les 2 minutes. Une belle alternance entre moments extravagants, accessibles et contemplatifs. Une basse à faire jouir le fan de groove qui sommeille en vous, avec sa batterie habile qui la seconde merveilleusement… La musique est surtout instrumentale ; les comparses usant leurs organes vocaux uniquement à certains moments opportuns (et souvent en choeurs). Grande piste que voilà ! On ne s’ennuie jamais à l’écoute et même si l’ensemble peut avoir l’air un brin décousu (une suite de piécettes insensées), la qualité compo/perfo est tellement forte qu’on en redemande !

La Face B commence avec la pièce-titre, une autre suite (de 11 minutes celle-là) toute aussi jubilatoire. Après une intro un brin austère, des envolées de piano classique (à faire éclater de bonheur la cervelle de tout mélomane qui se respecte) entraînent le morceau vers d’autres sphères inusitées. Des samples de cloches d’église accompagnent le délire hautement théâtral offert à nos tympans gavés de segments orgiaques où s’entremêlent funk, folk, musique classique, jazz, etc… Autre réussite totale !

Puis c’est le grand saut dans l’inconnu avec « Llaves del Subconsciente », la dernière piste du disque… et pas la plus facile d’accès. Mais vous commencez à me connaître, n’est-ce pas ? Moi, plus c’est fucké, plus j’en raffole. Je pense que nos espagnols ont probablement bouffé pas mal de rock germanique à ce moment de leurs vies parce qu’on dirait qu’ils nous livrent ici leur vision bien particulière du Kraut-Rock… Cela commence comme un long jam acide et ambiant, très Amon Düül (premier du nom). Et après un certain temps, le jam devient confus… le morceau commence à se déconstruire dans la nuit des temps pour devenir un genre de frémissement sonore complètement barré. J’évoquais Klaus Schulze plus haut, mais ça fait aussi penser à Joe Meek, à de la Library Music ou au BBC Radiophonic Workshop… Claviers détraqués au menu. Et ça se finit soudainement, dans un beau vacarme électronique.

VRAIMENT un très très très très très bon disque que voilà ! Ma cote pourrait même augmenter un de ces 4, une fois le disque complètement apprivoisé.

The Pale Fountains – Thank You / Meadow of Love

pale_fountains-thank-you-meadowAnnée de parution : 1982

Édition : Vinyle 7″, Virgin – 1982

Style : Jangle Pop, Pop Baroque, Sophisti-Pop

Note : ★★★★★

La pop-muzik faîte perfection… L’enchevêtrement onctueux de la jangle pop britannique 80s et de la pop baroque on ne peut plus sixties… C’est ce que vous propose ce single mirobolant des Fontaines Pâles.

Encore une fois, l’histoire se répète… Groupe encensé des critiques (John Peel en avait la trique pas à peu près) mais qui ne trouve pas la faveur du public anglais qui lui, se délectait plutôt du « Come On Eileen » des Dexy’s Midnight Runners (pièce que j’apprécie pas mal, ceci dit… mais qui n’arrive sincèrement pas au talon de la moindre note émise par les Fountains). Boudé par les radios, le quatuor originaire de Liverpool ne produira que 2 albums (magnifiques) ainsi qu’une ribambelle de singles tous plus magiques les uns que les autres.

Ça s’entend : les Fontaines aiment Love, les Beatles, Scott Walker et surtout ce bon vieux Burt (Bacharach), avec qui ils partagent le goût des arrangements luxuriants, sirupeux, somptueux, délicats… La voix de leur chanteur/guitariste (Michael « Mick » Head) a cette fraîcheur toute printanière et cette émotivité à fleur de peau… Elle coule avec délice dans l’appareil auditif. Ils ont un trompettiste (Andy Diagram) qui vient recouvrir une musique déjà opulente de notes chaudes et cristallines. Nos deux autres lascars, Chris McCaffery (basse) et Thomas Whelan (batterie), ne sont pas en reste et forment une section rythmique toute en douceur et en finesse.

Au delà des habiletés techniques des muzikos, ce qui m’épate au plus au point chez ces jeunes gens, c’est leur talent divin/inné pour composer et orchestrer des chansons pop qui te rendent instantanément nostalgique d’un passé imaginaire et fastueux… d’une époque qui n’a vraiment jamais existé ailleurs que dans ton monde intérieur, mêlant le réel et l’irréel. Ces deux chansons miraculeuses, c’est une clé pour y accéder à cet univers tissé en fils de paradis.

Prenez Thank You… Ce piano enchanteur, ces envolées orchestrales, ces notes de trompettes limpides, cette voix de gamin crooner, ce refrain avec ce falsetto allègre qui te chavire les sens… Bon Dieu que c’est beaaaaaauuuu !!!  Si quelqu’un n’a pas un rictus euphorique de scotché au visage à l’écoute de ce petit chef d’oeuvre et bien… euh… il vient probablement d’apprendre que sa grand-mère vient de décéder. Et c’est vrai que c’est assez triste. Je lui conseillerais plutôt d’écouter du Tom Waits ou du Nick Drake.

La Face B, « Meadow of Love », c’est les Fontaines en mode nocturne/bal masqué à Marienbad (avec un passage très James Bond-licieux en ouverture). Un autre délice pop porté par ces cordes vertigineuses, ce piano romantique à souhait, cette trompette jazzy et ces passages de flûte qu’on dirait sortie d’un obscur album d’Exotica. MA-GIS-TRAL.

Je reviendrai probablement sur les albums du groupe dans de futures chroniques mais en attendant, ruez vous sur ces deux pistes pour découvrir un des plus grands groupes (inconnu) de pop de tous les temps !

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Boards of Canada – Geogaddi

boards-of-canada-geogaddiAnnée de parution : 2002

Édition : CD, Warp – 2002

Style : Musique électronique, IDM, Ambient Techno

Note : ★★★★★

Geogaddi est un album étrange, à la fois accessible et avant-gardiste, prenant et inquiétant, mécanique et humain, diurne et nocturne, démoniaque et enfantin, moderne et poussiéreux, réconfortant et malsain, froidement chaleureux ; abritant son lot de mystères insondables et de secrets enfouis en son coeur… C’est une sorte d’antiquité futuriste – une carte postale jaunie provenant d’on ne sait où (qu’on découvre dans un coffre perdu au fond du grenier).

Duo de frangins écossais, Boards of Canada évoluent depuis la fin des années 80 dans un style qui leur est totalement propre (et copié par tant d’autres par la suite, avec plus ou moins de succès) : un croisement ingénieux entre ambient, techno, psychédélisme, hip-hop et trip-hop. C’est une musique qui puise une grande part de sa magie dans le mariage insolite qu’elle officie entre l’analogue et le digital ; le passé, le présent et le futur. Mais ce qui la rend si authentiquement géniale, c’est l’atmosphère quasi-indescriptible qui s’en dégage ; cette ambiance unique et hantée. Chaque son ici présent contribue à raffiner une toile sonore abstraite et ensorcelante… que ce soit celui d’une vieille nappe de synthétiseur, d’une voix filtrée au vocoder, d’un beat lancinant et syncopé ou d’un sample tiré d’un documentaire de la BBC des années 70 (sur la vie des plantes aquatiques). Geogaddi, c’est un album techno dont l’enregistrement aurait été hanté par le spectre d’un album de pop psychédélique obscur (et jamais édité) de la fin des années 60.

L’album se divise entre morceaux plus longs, souvent les plus planants, et des minuscules piécettes bizarroïdes et abstraites (servant d’intros et d’outros aux autres pistes). À son écoute, il se dégage vraiment quelque chose de profondément étrange (comme je l’ai mentionné plus haut) de cette oeuvre, une sorte de mélancolie douce et hermétique, qui renvoie immanquablement à l’enfance (à son côté merveilleux, à ses joies mais aussi à ses peines, ses peurs…). L’album est une longue mer de samples de voix d’enfants récitant des publicités, des informations touristiques et géographiques… des enfants qui jouent (comme sur la pochette, une des plus belles de ma collection) et qui nous invitent à vivre « dans un endroit magnifique dans la nature » (cette citation fait référence au massacre de la secte américaine des Branch Davidian… c’était la phrase-clé se trouvant sur leurs pamphlets publicitaires). En plus du côté « comptines enfantines et dérangées », les membres de Boards of Canada sont indiscutablement fascinés par l’histoire, mais aussi par les mathématiques (« Music Is Math »), la religion, la géographie, la science (« Alpha And Omega »), le cinéma et la culture en général. Leur musique est truffée de références à ces domaines (parfois sous la forme de messages métaphoriques ou subliminaux ; inversés dans la musique). Par exemple, pour continuer avec le thème des sectes, le morceau « 1969 » nous amène à penser aux meurtres perpétrés par le clan Manson cette année là. Lorsqu’on écoute « a is To b is To C » à l’endroit (ou devrais-je plutôt dire à l’envers), on peut entendre un monologue des plus singuliers, un espèce de mantra narcotique (« We..Love…You…All! ») de même qu’une chansonnette pleine de menaces (« If you go down to the woods today, you’d better not go alone! »). Tout ceci ne fait qu’accentuer le côté tourmenté de cet album de 66 minutes et 6 secondes…

Pour conclure, Geogaddi est un des disques les plus particuliers de ma discothèque, mais aussi l’un des plus savoureux. Rétrospectivement, c’est l’album qui a plus ou moins donné naissance au courant de « Hauntology » qui nous a amené certaines des oeuvres les plus intéressantes du 21ème siècle jusqu’à présent (The Caretaker / Leyland Kirby, Burial, Broadcast & The Focus Group, Ariel Pink, Oneohtrix Point Never, etc…). Un album extrêmement riche qui se laisse découvrir petit à petit… et dont on aura jamais vraiment fait le tour. Beau et étouffant, comme les rêves et les cauchemars d’enfants.

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